mardi 1 juillet 2014

DE L’ÉTRANGER par Adam Biro

Paul Gauguin, D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
1897–1898, Museum of Fine Arts, Boston.





Mon ami Z., d’un certain âge, originaire de ce pays lointain qu’ici on appelle le Là-bas, possède une maison dans le centre de la France. Quand on lui demande, à cause de son accent, d’où il vient, il répond :
Peu importe d’où je viens, j’étais ici avant vous.
Cela fait rire et ne satisfait personne. « Eux », les autres, même les nouveaux-nés étaient là avant lui.
                                   *
Cette langue, le français, est la mienne. Je veux qu’elle soit mienne. Je m’efforce, à mon corps défendant d’ânonner comme à la radio « on va dire », « dites-nous un peu », « voilà », ou comme dans le métro : « en vélo », « je travaille sur Lyon », « alors il me fait genre ‘’tu viens quoi ?’’ », « elle était trop, la pièce », « j'ai adoré et tout », « complètement », « un truc de malade » ou « un truc de ouf », « attends ». J’essaye d’écrire « en termes de », « un espace de liberté », « passerelle entre », « l'univers de la déco », « en bois blond », « une pépite », « un petit bijou », « jubilatoire », et plein d’autres trucs quoi… (Je n’y arrive pas toujours, pas cool. Entendez-vous ce bruit ? C’est Henri Morier, notre prof de rhétorique qui se retourne dans sa tombe, lui qui nous enlevait un point quand nous écrivions « par contre » ou « se baser sur ».)
Parler comme tout le monde. Si je continue à rouler les r, je ne dis plus « papiyer », « téélééphoner ». J’ai écrit un jour « les piédestaux ». Le correcteur m’a fait remarquer que c’était le signe que j’étais un métèque. « Bien sûr qu’il faut écrire piédestaux. Mais aucun Français ne le sait. Seul un étranger, qui a appris la langue peut le savoir. D’ailleurs, un ‘’vrai Français’’ n’utiliserait pas le mot piédestal. » Un autre jour, quelqu’un m’a donné un texte où il avait écrit « bon sang mais c’est bien sûr ! » Je l’ai corrigé. Quand l’auteur s’est rendu compte de mon intervention, il m’a dit : « on voit que vous n’êtes pas d’ici. Tous les Français, même les jeunes, même ceux qui n’ont jamais entendu les Cinq dernières minutes, connaissent le commissaire Bourrel»
L’accent n’est pas dû à la mâchoire, aux cordes vocales, à l’oreille ou au spectre auditif du nourrisson, comme prétend la science. Il vient d’ailleurs, de la mémoire, du ventre, des jeux dans la cour, de la récré, du repas du soir avec les parents, des anniversaires avec les grands-parents et des oncles, de la piscine où l’on allait avec les copains, du vent, de la pluie. Et l’on peut toujours écrire « piédestaux », « procrastination », aimer l'aligot, la mouclade et le pastis, se souvenir d'amours-délices-et-orgues et de « Serait-il possible que j'aimasse ? », chanter As-tu connu Pipo, Pipo, du temps qu'il était militaire, Viens poupoule, Je vous attendrai à la porte du garage, Le Gorille, Avec le temps, Noir c’est noir, Osez Joséphine, connaître Sous le pont Mirabeau et Du mouvement et de l’immobilité de Douve, avoir fait un grand nombre de GR et passé des vacances à Pont-aux-Dions, voter pour Seszigues et le regretter, et savoir à quoi il est fait allusion quand quelqu’un parle de la poule au pot, du mot de Cambronne ou quand on cite « Je vous ai compris » ou « Vous n’avez pas le monopole du cœur » ou « Moi président », on a beau savoir et avoir vécu tout cela et plus, beaucoup plus, cela ne suffit pas, et vos enfants sont nés ici, ce n’est toujours pas suffisant … pour eux oui, pas pour vous…
Pourquoi j’écris ceci ? Je ne sais pas. Que veux-je dire ? Rien. Où sont la (psycho)analyse savante, la réflexion aboutie, la profonde recherche autobiographique, l’aveu, l’autoinspection, l’autoexplication ou l’étude sociologique, historique ? Je vous le demande.
Que je suis un étranger ? C’est celui qui dit qui y est. Un jour lointain de ma jeunesse, je voulais séduire une fille, en mettant l’accent (tiens, le mot s’est imposé tout seul) sur mon « étrangérité » — que je pensais être mon seul atout. Elle m’a dit, laisse tomber, ça ne marche pas, tu es comme tout le monde. Quelques longues années plus tard, on m’a proposé d’être le président d’un comité Théodule. Je l’ai refusé, on a insisté, j’ai dit que je ne pouvais pas accepter n’étant pas français. Hilarité générale.
Celui qui se sent étranger l’est. Point.
Et comment je vais terminer ce billet ? Comme ça. Sans la conclusion élégante, intelligente, littéraire que le professeur Morier nous a apprise. Pourtant je la cherche. Je ne fais que cela.
adam biro
juillet 2014
biroadam4(AT)gmail

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