vendredi 1 août 2014

De Prora par Adam Biro


C’est l’été. Un autre été, lointain, nous sommes allés passer des vacances en Allemagne, au bord de la Baltique, à Bansin, un lieu de villégiature collé à la frontière polonaise. Ce choix était dicté par l’histoire de ma femme K. ; c’est là qu’elle a été, toute petite fille, évacuée de Berlin avec sa famille fin 1944 pour échapper aux bombardements alliés. (L’ironie cruelle de l’Histoire, c’est qu’au même moment ma famille à moi, sur le même continent, mais religieusement, idéologiquement, politiquement, ethniquement ailleurs, à l’opposé absolu, souhaitait-espérait-attendait le succès de ces bombardements.)
C’était peu de temps après la réunification des deux Allemagnes, et il n’y avait aucun Allemand de l’Ouest, et à plus forte raison aucun étranger dans ce village de l’Est, pourtant destiné au tourisme depuis toujours. C’était propre, presque beau, les villas wilhelmiennes n’ont subi aucune dégradation ni pendant la guerre ni pendant la période communiste, la mer était agréable, les plages désertes. Nous avons lu des prospectus et des dépliants qui nous indiquaient les célèbres falaises de Rügen toute proches, immortalisées par Caspar David Friedrich et d’autres beautés naturelles — cependant aucun guide ne parlait de Prora. Il fallait qu’une petite pancarte, à un carrefour, attire notre attention. Nous nous sommes renseignés, nous avons essayé de nous renseigner, mais les gens et les offices interrogés étaient avares d’informations. « Ah oui, ces bâtiments datant de la guerre… C’est loin… Aucun intérêt… »
Nous avons donc enfourché nos vélos de location et nous avons découvert ce qui était à peine imaginable : un bâtiment de cinq kilomètres de long d’un seul tenant, inhabité, fantomatique, plongé dans un silence de mort, séparé de la mer par une bande de terre d’une trentaine de mètres.
C’était l’un des rêves de Hitler. Les dictateurs (et même les simples chefs d’État) aiment jouer avec la pierre, laisser une trace ineffaçable de leur règne, de leur folie : les pharaons, Auguste, Mussolini, Staline et les autres, tous les autres.
Le maître d’œuvre était le mouvement « Kraft durch Freude », la force par la joie. Le but était d’obliger les ouvriers allemands de prendre, sous l’œil d’un Big Brother qui s’appelait le Führer, leurs vacances ensemble. L’individu était dangereux. Le monstre de cinq étages était divisé en plusieurs unités, chacune offrant des repas (pris en même temps !) pour 2 500 personnes, des chambres, plutôt des cellules de 5 x 2,5 mètres, avec vue imprenable sur la mer. Nous avons vu le plan : deux lits (séparés !) et une armoire. Les salles de bain étaient communes comme toutes les réjouissances : cinéma, théâtre, piscines… Personne n’a réfléchi au fait que les 20 000 travailleurs qui venaient (qui auraient dû venir) ici se reposer (en commun) par rotation d’une ou deux semaines n’avaient le choix qu’entre la mer et la forêt— or aucune forêt au monde ne supporterait le piétinement quotidien de 20 000 personnes.
La construction débuta en 1936, mais dès 1939 elle prit fin : l’argent devait servir à l’effort de guerre. Le bâtiment n’a jamais été terminé, ni par l’armée soviétique qui en a transformé une petite partie en hôpital, ni par la police de l’Allemagne de l’Est qui en a occupé quelques unités. Aucun ouvrier allemand n’y a passé ses vacances.
Lors de notre visite, quelques cellules servaient de musée. On y parlait de l’avenir du « Monstre de Prora ». La démolition était impossible, car, en plus d’un coût gigantesque, on ne savait pas où entreposer une telle quantité de béton. Je lis aujourd’hui que des projets immobiliers sont à l’étude.
Je suis encore, de longues années après cette visite, sous le choc. Donc, c’est possible. Je l’ai vu de mes yeux. 1984, Le meilleur des mondes sont des romans réalistes, Métropolis est un film documentaire. Ce que nous appelons folie ne l’est pas vraiment. Boko Haram, le Califat islamique existent, tout comme ont existé Auschwitz et Vorkouta. Comme ont existé les mines où les mineurs mettaient plus d’une demi-heure à descendre sur des échelles, pour, parfois, souvent, mourir en bas d’un coup de grisou. J’en ai vu à La Louvière, en Belgique. Et j’en dirais et j’en dirais… Et sachant tout cela, je n’ai toujours pas le courage de me réveiller de mon rêve de démocrate humaniste occidental.
Pas plus que vous.

adam biro
août 2014
biroadam4(AT)gmail.com

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